lundi 12 mars 2018

L'ethnologie

À la suite de Linné, de Buffon et des encyclopédistes qui ont commencé à classifier minéraux, plantes et animaux, les naturalistes des XIXe et XXe siècles ont poursuivi l'inventaire de la nature et examiné des millions d'espèces de toutes sortes non sans s'intéresser particulièrement au genre humain. Habitués à tout ranger en catégories et familles selon un ensemble de critères déterminés pour les animaux tels que chevaux ou chiens, ils avaient aussi entrepris le même travail sur l'espèce humaine.

Alors que l'on compte des chevaux de labour et de selle, des chiens de chasse et de garde, il devait exister des êtres humains de diverses catégories qu'il convenait de répertorier et de classifier. Jusqu'à une période récente, on apprenait à l'école que plusieurs races se rencontrent : les blancs, les jaunes, les noirs, et parfois les rouges. Jusque dans les années cinquante, des missions étaient envoyées dans l'Empire français pour répertorier les races indigènes. Armés d'un mètre ruban et d'un pied à coulisse, les experts mesuraient les membres, les faces, les crânes, les oreilles et les nez des sujets qu'ils examinaient. Ils déterminaient ainsi leurs caractères physiques mais aussi intellectuels. Les publications savantes de l'époque insistent sur les traits primitifs des populations africaines qui ne sauraient se comparer aux qualités reconnues des Européens car on est toujours prêt à s'extasier sur son propre nombril.

Mais, au fur et à mesure que la vérité se faisait jour quant à la conduite de l’Allemagne nationale-socialiste pendant la guerre, que l'on connaissait mieux la perversion qui peu à peu conduit de la philosophie à l'abjection, le monde commençait à avoir honte de soi-même. Armés d'un mètre ruban et d'un pied à coulisse, on voyait sur les images filmées les experts allemands mesurer les membres, les faces, les crânes, les oreilles et les nez des sujets qu'ils examinaient avant de les envoyer vers l'extermination. Les mêmes gestes et le même discours en Afrique et en Allemagne pouvaient-ils avoir des significations aussi différentes ?

Une science ne pouvait cautionner des errements criminels. Il fallait revoir les théories, corriger les livres, redresser les mentalités, amender les programmes de recherche, réformer les universités. En hâte, les politiques s'empressèrent de mettre à bas quelques lustres et quelques décennies d'études et ils contraignirent l'ethnologie à se mouler dans une éthique nouvelle et à n'en point sortir même en pensée dès lors qu'on aurait pu la deviner. La sévérité était à la mesure d'une émotion plus forte que toute autre considération.

Ainsi, on ne saurait parler d'une supériorité d'un groupe ethnique sur un autre. Tous les êtres humains ont les mêmes potentialités et il serait abusif de prétendre que certains possèderaient des caractères qui les rendraient meilleurs ou moins bons dans l'une ou l'autre discipline physique ou intellectuelle. Voilà qui est réconfortant pour bon nombre de personnes qui se croyaient sous douées à la vue des athlètes noirs américains qui gagnent toutes les courses de sprint ou d'autres coureurs presque aussi basanés mais originaires d'Ethiopie et du Kenya qui galopent comme des antilopes et raflent toutes les médailles dans les courses de fond. On mentionnera aussi d'autres personnes qui leur ressemblent beaucoup et qui ont apporté à la civilisation la musique de jazz dont on ne peut plus se passer. Les scientifiques et les politiciens, main dans la main et caquetant à l'unisson, nous assurent qu'il s'agit là d'une manifestation du hasard qui favorise ou pénalise l'un puis l'autre et parfois un groupe plus ou moins important sans que l'on puisse invoquer l'influence de facteurs génétiques ou ethniques. La morale est sauve ce qui est l'essentiel surtout si l'on se maintient la tête dans le sable.

Quelques philosophes achevèrent de réglementer les pensées en publiant de gros livres illisibles mais très savants qui enlevaient tout doute quant à la vanité de vouloir évaluer les différences ethniques autrement qu'en spécificités culturelles. Les articles de journaux et d'autres livres prirent le relais et un conformisme soupçonneux, un consensus vigilant s'installa durablement et semble-t-il définitivement. Faut-il s'en plaindre ?

Mais l'ethnologie sinistrée avait perdu jusqu'à sa définition. Sans avoir jamais été une science, elle n'était plus qu'un mot qu'on n'utilisait qu'avec précaution.

Elle allait cependant renaître d'une manière tout à fait inattendue, non pas en tant que discipline scientifique mais comme courant littéraire et poétique.

Dépouillé de ses valeurs, semblant déshérité et comme chassé du temple, l'ethnologue n'a pas disparu pour autant dans les sept cercles de l'enfer. Surveillé de toutes parts, il n'a jamais cessé de parcourir terres et mers, depuis les déserts glacés ou torrides jusqu'au forêts inviolées  il a observé hommes et bêtes sous tous les climats, étudié leurs conditions d'existence, leurs mœurs, leurs instincts ; il a vécu au milieu de peuples inconnus, découvert leurs religions, examiné leurs industries, analysé leurs coutumes ; il ne s'est arrêté que pour écrire. Les carnets de notes remplis de griffonnages encore vivants, les malles pleines de la mémoire des multitudes, sans doute ébloui par les prodiges de la diversité et des beautés du monde, alors il a déposé son paquetage pour libérer le trop plein de sa sensibilité dans des pages parmi les plus achevées et les plus inspirées de notre temps, comme "Race et Histoire" de Claude Lévi-Strauss. Asservi à sa chaîne morale comme naguères les poètes l'étaient à la rime, il a non seulement rajeuni une discipline regardée comme sulfureuse mais il a surtout élevé l'art d'écrire au niveau des plus grands.

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