lundi 19 mars 2018

Les  fonctionnaires

L'État est toujours l'expression des puissants, du grand capital et des nantis. L'État s'est réservé le monopole de la violence qu'il utilise pour imposer ses volontés et pour contraindre à la soumission. L'État maintient le peuple dans l'obéissance et dans la servitude ; il permet l'exploitation de son travail et il réprime ses révoltes. Instrument de domination et d'oppression, l'Etat doit être anéanti.

Pour se perpétuer, pour ne pas être emporté par les excès mêmes de ses crimes et de ses forfaits, pour les dissimuler, les rendre moins apparents, pour en changer l'aspect sans en modifier la nature ni la démesure, l'État a besoin d'armes et d'outils. Ainsi, l'État bâtit des prisons où il enferme ceux qui refusent de se soumettre à ses décrets, de se plier à son bon vouloir, de se charger des chaînes forgées dans l'enceinte de ses parlements et de ses prétoires ; il lève des impôts, qu'il perçoit par la menace d'abord, par la contrainte ensuite ; il fait la guerre, qu'il entreprend pour dépouiller un concurrent ou pour reprendre en main un peuple exaspéré par ses turpitudes. Mais son outil préféré et privilégié, celui qui serre le mieux les mâchoires de son étau, reste la foule des fonctionnaires, instruments dociles et choyés, petits soldats de l'oppression entraînés à contraindre, à sévir, à faire peur, à punir avec cruauté, à se salir les mains dans les basses besognes.

Du berceau au cercueil, et même en deçà et au-delà, les fonctionnaires épient le citoyen, qu'il soit docile ou tire-au-flanc. Ils voudraient lui inspirer ses pensées et surveiller ses sentiments ; ils ne peuvent pour le moment qu'en punir l'expression.

La cohue des fonctionnaires comprend les enseignants, les policiers, les magistrats, les gratte-papier, les militaires et beaucoup d'autres ronds-de-cuir et spécialistes de la cocotte en papier plus ou moins embusqués dans les méandres de l'Administration. L'État lui-même est incapable d'en dénombrer la multitude. À ces myriades, il conviendrait même d'ajouter tous ceux qui tirent de l'État l'essentiel de leur subsistance, qui mourraient avec lui comme certains champignons qui croissent en symbiose avec leur protecteur l'un profitant de l'autre pour mieux prospérer, se protéger, se développer : les agriculteurs, les professionnels de la santé, les journaux et médias divers, et les associations plus ou moins caritatives, tous grassement subventionnés avec l'argent que l'État vole aux pauvres par l'impôt.

Assurés de la sécurité de l'emploi, d'un travail léger, d'une bonne pension et de satisfactions multiples comme celles d'humilier les assujettis, de poursuivre les redevables et de soumettre les récalcitrants, les fonctionnaires sont les plus fermes soutiens de l'État et les protagonistes de ses exactions.

Les enseignants en particulier sont chargés d'une mission délicate. Ils doivent former des citoyens respectueux de l'État capitaliste, soumis à son autorité et comprenant sinon approuvant la présence d'un dispositif de contrainte sans faille. Il faut profiter de la malléabilité des jeunes cerveaux pour y graver quelques principes utiles comme la confiance nécessaire envers la justice, l'impartialité et l'honnêteté de la magistrature, la paix sociale garantie par des institutions solides et démocratiques, la probité de l'Administration et de ses fonctionnaires. Plutôt que d'apprendre à lire, à écrire et à compter, il faut inculquer que si la puissance de l'État est effrayante, elle est légitime et bonne ; que ce sont les inconséquences et les résistances des citoyens qui sont illégitimes et mauvaises. La rébellion contre l'État est une blessure infligée à la collectivité tout entière et revêt un caractère de gravité que n'ont pas les petits délits ordinaires perpétrés contre des individus isolés ou des petits groupes qui, souvent par leur comportement, ne sont pas tout à fait innocents des faits dont ils se disent victimes ou dont ils se plaignent. L'État et ses institutions, par leur importance même, doivent être protégés contre la subversion mieux encore que ne doivent l'être les victimes de faits divers dont l'individualisme et l'égoïsme inspirent le mépris et même excusent ou motivent l'agression. L'échelle des valeurs ne doit pas être perdue de vue. L'Éducation nationale organisée par l'État inculque à la jeunesse de sains principes : un État impeccable et des citoyens vulnérables. La société est divisée en deux parties, le corps de l'État, son Administration et ses fonctionnaires d'une part, partie intègre et respectable, et la masse des citoyens animés d'intentions basses d'autre part, partie rebelle et déjà coupable d'une société qu'il faut protéger. D'ailleurs, comparé au monolithe des fonctionnaires, la masse de la population, hétéroclite, mouvante, animée de pulsions dangereuses, de violences incontrôlables, de velléités sauvages et irraisonnées, montre assez la nécessité d'une barrière pour la contenir et de sanctions pour la maîtriser, ne serait-ce que pour répondre au souci légitime de la partie saine de la population. Ainsi se trouve justifié le renforcement continuel d'un appareil judiciaire et policier démesuré qui finalement se trouve bien davantage utilisé pour protéger des institutions oppressives et coercitives que pour répondre à l'illusion d'une insécurité fabriquée, provoquée ou amplifiée à dessein.

Pour informer la population de manière savante de telle sorte qu'il ne soit pas possible de mettre en doute des vérités tombées de si haut, les journaux et la télévision invitent et questionnent régulièrement des professeurs d'université qui expliquent en termes congrus les raisons de la dépression économique, les subtilités des variations des flux monétaires ou l'utilité des courbes de la valeur des options calculées par la formule de Black et Scholes. Le remède aux incertitudes sera toujours le même. Ces bons fonctionnaires universitaires préconiseront un renforcement des pouvoirs de l'État pour régulariser les vagues inflationnistes et calmer la conjoncture. Que ce soit en matière sociale, environnementale, artistique, économique, scolaire, psychologique et même climatique, la panacée sera toujours une augmentation des moyens budgétaires et un renforcement des pouvoirs de l'État et de ses séides. Un peu plus de répression et les fonctionnaires sont heureux. Mais les vedettes de la télévision sont ces grands serviteurs de l'État, ces grands professeurs en sciences sociales et psychologiques qui déploient des trésors d'éloquence et d'intelligence pour montrer d'abord combien l'État est généreux et charitable envers les défavorisés et pour ensuite admonester les pauvres toujours mécontents qui ne cessent de critiquer l'État quand celui-ci leur restitue un dixième de ce qu'il leur a volé alors qu'il aurait pu ou dû les laisser croupir dans leur bauge.

Les fonctionnaires sont disposés en couches bien tassées. D'abord les agents des municipalités, puis ceux des départements, des régions et de l'État. Comme cela n'était pas suffisant et qu'une petite liberté aurait pu néanmoins fleurir sur le fumier, une carapace européenne a été ajoutée. Ainsi, de strates en strates superposées de plus en plus imperméables et compactes, la liberté se trouve ensevelie sans espoir de franchir jamais l'épaisseur de tous ces sédiments. Même s'ils sont encore mieux rémunérés et s'ils jouissent d'encore plus de privilèges que leurs collègues nationaux, les fonctionnaires européens ne leur sont pas inférieurs non plus en machiavélisme. Plus de la moitié de l'énorme budget européen est distribué à trois pour cent seulement de la population. La collusion des États avec le grand capital est ainsi à nouveau constatée car les bénéficiaires de la manne européenne ne comptent pas parmi les démunis, certains d'entre eux sont des milliardaires qui attendent de l'Europe qu'elle arrondisse encore leur tour de taille. L'habileté européenne est ici diabolique. En complicité avec le gouvernement U.S., la PAC maintient artificiellement des cours trop bas sur le marché international des céréales et des produits alimentaires, ruinant ainsi l'agriculture des pays du sud et les maintenant dans une situation de dénuement chronique, proies offertes aux charognards multinationaux avides de matières premières, de produits exotiques bon marché et exploiteurs d'une main-d’œuvre peu exigeante parce qu'affamée et décimée par la maladie et la misère. Face aux États et au grand capital coalisés, le tiers-monde n'est qu'une noisette que l'on casse entre le pouce et l'index.

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