lundi 26 février 2018

Edgar Allan Poe

Depuis 1927, l'abbé Georges Lemaître est unanimement considéré comme l'inventeur du big-bang, théorie cosmogonique selon laquelle, avant le début des temps, la totalité de la matière de l'univers était concentrée en un point tellement petit qu'il méritait d'être qualifié de virtuel. L'explosion de cette chose, de ce rien, de cette espèce d'atome primitif, a créé l'univers tout entier dont les galaxies dispersées sont les restes mourants.

C'est oublier que trois-quarts de siècle auparavant, en 1848, alors que l'ensemble du monde scientifique enseignait encore que l'univers était infini et statique, qu'il existait ainsi depuis toujours, Edgar Poe élucida et retraça l'épopée du cosmos, depuis le point virtuel, l'explosion du big-bang, le poudroiement des galaxies, tout le feu d'artifice stellaire et plus encore car il avait aussi imaginé, hypothèse très moderne et actuelle, l'effondrement final de l'univers sur lui-même, le retour à l'origine infiniment minuscule et la possibilité de récidives du big-bang. Il avait même pensé à la pluralité des univers, inconnaissables, indépendants, apparaissant et disparaissant dans le néant comme font les bulles agitant une eau en train de bouillir.

Alors que les conceptions d'aujourd'hui nous présentent l'univers comme une surface sphérique en expansion, le modèle de Poe propose une violente explosion à l'origine qui s'amortit au fur et à mesure que la matière se crée et que son énergie s'épuise. Le résultat serait une sphère de matière en expansion soumise aux lois physiques et en particulier à la gravitation. Chaque atome de matière serait attiré par ses voisins et, de proche en proche, la résultante des forces serait une droite joignant entre eux le plus grand nombre d'atomes. On voit immédiatement que cette droite passe par le centre et que, la force d'expansion allant s'affaiblissant, l'attraction d'abord faible, se renforce avec le temps et finit par l'emporter entraînant l'effondrement de l'univers tout entier sur lui-même et le retour aux conditions d'origine propices à une nouvelle explosion. Cent cinquante ans après Poe, ce schéma d'un univers pulsant est celui d'une partie parmi la plus évoluée de la communauté scientifique.

Né sous de mauvais auspices en 1809 à Boston de parents acteurs ambulants et fantasques qui disparaîtront bientôt minés par la tuberculose et la misère, Edgar Poe est recueilli par le couple Allan qui lui donne une instruction solide mais sans la tendresse ni la chaleur dont sa nature a un besoin si prenant, sans l'affection qu'il recherchera toute sa vie, qui lui échappera toujours, qui lui manquera cruellement avant de le mener à la déchéance et à la mort.

Joueur, drogué, surtout alcoolique invétéré comme la plupart des membres de sa famille, mais doué d'une intelligence brillante, de vastes connaissances en mathématiques, en science, en littérature, Poe se passionne d'abord pour la cryptographie et la résolution d'énigmes en tous genres où il excelle. Mais c'est l'écriture qui le prendra tout entier. Il rédige des contes et nouvelles, des "Histoires extraordinaires" où sa personnalité étrange s'exprime dans de subtiles descriptions de paysages lugubres, d'eaux dormantes, de lieux envoûtants qui s'harmonisent avec les sentiments complexes de ses personnages, leurs penchants morbides, le destin fatal de ses héroïnes Morella, Bérénice ou Ligeia.

En 1845, Poe publie "The Raven", l'un des poèmes parmi les plus fameux de la littérature de langue anglaise dont, à l'époque, le succès fut extraordinaire et qui reste un modèle.

On sait que, finalement, par une froide matinée d'octobre 1849, il fut retrouvé ivre mort dans le caniveau d'une rue de Baltimore. Ainsi disparut l'un des esprits les mieux formés du XIXe siècle.

Un tempérament aussi tourmenté que celui de Poe devait attirer l'attention des psychanalystes. Ils se sont précipités sur sa dépouille et ils assurent l'avoir disséqué. Certains parmi les plus renommés ont noirci nombre de pages pour décrire ses pulsions et ses névroses, depuis son enfance et son adolescence, s'arrêtant sur les péripéties et les malheurs de sa vie avant de s'attarder sur sa fin, expliquant longuement -mais vainement et combien maladroitement faut-il le dire- le mystère de cet homme d'exception rebelle au discours réducteur.

Alors que l'œuvre de Poe semblait destinée à disparaître avec lui, qu'il n'avait reçu de son vivant que critiques sarcastiques ou condescendantes de ses censeurs, et qu'après sa mort les quelques oraisons que reçu sa tombe ne furent pas plus généreuses, les "Histoires extraordinaires" tombèrent par hasard sous l'œil de Baudelaire qui s'enthousiasma à leur lecture.

Baudelaire traduisit la presque intégralité des œuvres de Poe et les soumit au public français. Son talent et la fidélité de sa traduction lui valent encore aujourd'hui la reconnaissance générale. Baudelaire fut celui qui ranima la cendre de Poe et le plaça à l'avant-plan du monde littéraire français où il n'a jamais cessé de faire bonne figure.

Mais lorsque Baudelaire traduisit "Euréka", le livre que Poe avait sous-titré "Essai sur l'univers matériel et spirituel", où il exposait sa cosmogonie et les conséquences qu'il en tirait, de nombreuses difficultés de publication se présentèrent. Outre l'originalité du propos, en contradiction avec les certitudes scientifiques de l'époque, Poe avait été encore beaucoup plus loin. Il avait d'ailleurs pris la précaution, dans l'intitulé de son livre, de revendiquer le caractère artistique de sa composition et d'écrire que "c'est simplement comme Poème que je désire que cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus".

En effet, Poe avait acquis la conviction qu'il avait percé le secret de l'univers et même celui de Dieu lui-même. Son poème mélangeait des certitudes scientifiques avec une intuition non moins géniale même si on doit la regarder comme le fruit de son esprit spéculateur mais aiguisé et formidablement inventif. Le point virtuel, affirme Poe, l'atome primordial infiniment petit à l'origine de tout est la personne même de Dieu. Le big-bang a créé l'univers et dispersé Dieu en une poussière d'étoiles. Chaque atome est parcelle de Dieu et notre conscience n'est autre qu'une infime partie de la conscience de Dieu. Au fur et à mesure que l'univers se contractera sous la force gravitationnelle, les agrégats seront de plus en plus importants et les fractions de Dieu pendront de plus en plus conscience d'elles-mêmes jusqu'à l'agglutination finale en point virtuel, jusqu'à la reconstitution de Dieu tel qu'il était, tel qu'il sera, et tel que nous serons.

Cette espèce de panthéisme corrigé par Poe avait de quoi surprendre et même rebuter. Mais on sait que les idées de Poe influencèrent Valéry et aussi Mallarmé. Il reste que le poème "Euréka", parce qu'il ne s'accordait avec aucune philosophie, resta oublié dans un coin des bibliothèques. Il y est toujours.

Mais quelle que soit l'opinion que l'on porte sur la personne de Poe, sur ses idées ou sur son œuvre, il faut lui rendre ce qui lui revient. Il est le génial inventeur du big-bang.

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