lundi 5 février 2018

Des  anarcho-bolcheviks ?...

Après la débâcle du marxisme dont l'écroulement par faillite économique et paupérisation de la population avait été annoncé par les anarchistes il y a cent cinquante ans, la liquidation de cette religion capitaliste et autoritaire se poursuit au pas de charge.

Mais un dernier carré de fidèles n'a pas désarmé. Aigris par les mutations successives des partis communistes vers une social-démocratie de plus en plus molle, blessés et offensés dans leurs convictions les plus intimes et orphelins des grandes cathédrales dogmatiques où ils puisaient foi et réconfort, ces rescapés du déluge ont entrepris une œuvre missionnaire. Depuis quelques années, ils parcourent le monde en annonçant la bonne nouvelle : Marx n'est pas mort.

Certains de ces échappés du jurassique ont investi les partis socialistes, démo-chrétiens et écolos principalement où ils ont été priés d'adapter leur rhétorique avant d'entrer. Après avoir balancé entre le cœur et la raison, ces caméléons ont changé de couleur sans beaucoup de problèmes de conscience attestant ainsi que les proclamations les plus pointues sont aussi les plus fragiles. Mais les plus acharnés d'entre eux ont choisi de squatter les associations d'exclus, d'idéalistes ou d'opprimés souvent un peu naïfs mais toujours généreux et solidaires. Et c'est ainsi que des marxistes ont débarqué dans les groupes anarchistes avec leurs œillères, leur idéologie, leur goulag et leur Stasi.

L'hospitalité et la tolérance des anarchistes leur ont souvent joué des tours pendables. Leurs groupes sont ouverts et on y rencontre le meilleur mais aussi le pire. Cette tradition d'accueil est particulièrement favorable aux entristes de tous bords et ainsi s'explique les drames à rebondissements dont ils sont le siège. Les affrontements idéologiques y sont fréquents et des rancunes souvent profondes y plongent leurs racines. L'anarchie se complaît dans le flou et reste vague quant à sa doctrine. Elle proclame la liberté, l'égalité et la solidarité et semble déjà essoufflée par cette seule affirmation au point de ne pouvoir ni définir sa philosophie ni décrire la société qui sortira de sa Révolution.

Mais un examen superficiel des convictions marxiste et anarchiste est révélateur ; il est même d'une clarté si éblouissante que beaucoup d'esprits en sont aveuglés.

Pour le marxiste stricto sensu, la vérité est simple : en attendant le nirvana toujours promis pour demain, l'État est sanctifié. Il est le siège de la volonté collective et de lui émanent bienfaits et faveurs en récompense de l'obéissance et de la soumission de tous. Il mérite tous les sacrifices et d'abord celui de la liberté d'agir et de penser. Plus les pouvoirs de l'État seront étendus et plus le bonheur du peuple sera parfait.

Pour l'anarchiste, l'État est toujours l'expression des puissants, du grand capital et des nantis. L'État maintient le peuple dans l'obéissance ; il permet l'exploitation de son travail et il réprime ses révoltes. L'État est l'ennemi à abattre et aucune démocratie, aucune justice, aucune égalité, aucun commencement de bonheur ne saurait être envisagé sans son anéantissement.

L'opposition entre le marxisme capitaliste autoritaire et l'anarchie anticapitaliste antiautoritaire est totale.

Et cependant…

À l'occasion des dernières et nombreuses manifestations nationales et transnationales, les banderoles, la propagande et les slogans marxistes ont largement investi, accaparé et encadré les groupes colorés et déterminés des jeunes protestataires. Pour les marxistes intégristes, la mondialisation est l'œuvre des seules multinationales et toute autre vision des choses doit être occultée. On ne peut ni voir ni dire que l'agitation commerciale, financière, militaire, idéologique qui secoue la planète n'est autre que la prise de pouvoir de l'État américain sur le monde. Mais les faits sont tenaces : la précarité de l'emploi, les délocalisations, les transferts de capitaux, l'exploitation des pays du sud ou la prééminence des techniques de l'information sont des valeurs américaines que les médias et les entreprises propagent dans l'opinion pour la convertir à la culture d'outre-Atlantique. Les multinationales et les États sont et restent main dans la main pour assujettir les masses. Les mêmes hommes sont aux commandes des unes et des autres. Des États forts et répressifs seront les gardiens des profits des multinationales. C'est ainsi que le capitalisme principalement américain s'installe et se renforce partout dans le monde. Et pendant ce temps-là, nos anarcho-bolcheviks appellent au renforcement des pouvoirs des États pour contrebalancer l'influence des multinationales sans comprendre que les uns ne vont pas sans les autres et qu'il n'y aurait pas de multinationales s'il n'y avait pas d'États. Mais pour le marxiste, l'État est saint. Il faut le révérer, lui, ses répressions, son capitalisme, ses guerres et ses prisons.

On connaît la sensibilité de l'opinion aux problèmes sociaux, de la santé et des retraites. Les États assurent une pension chiche aux vieux travailleurs et plantureuse aux fonctionnaires par la répartition, système injuste de contrainte qui, sous peine de banqueroute immédiate, impose à l'ensemble de la population de cotiser plus qu'elle ne recevra quand elle aura atteint l'âge de la retraite. Seul un État coercitif peut imposer de tels sacrifices sans contrepartie équitable. Lorsque la Révolution aura supprimé l'État et ses exactions, les services sociaux seront assurés par les mutuelles d'assistance autogérées, groupements typiquement anarchistes, dispositifs cohérents et réalistes, solidaires et égalitaires, organismes anticapitalistes et antiautoritaires dont les décisions seront l'expression de la volonté populaire qui se substituera aux décrets actuels des quelques profiteurs embusqués sous l'édredon étatique. Cette perspective progressiste donne des cauchemars aux marxistes fossilisés dans leur strate totalitaire et les empêche visiblement de dormir. Ils n'ont de cesse de présenter les mérites de la répartition et, sans le citer vraiment mais en l'insinuant, son corollaire obligatoire et nécessaire : l'État omnipotent, omniprésent, contraignant, répartissant, compatissant envers les riches et sévère envers les pauvres. Nos anarcho-bolcheviks appelleront à manifester pour défendre la pension par répartition et aussi, forcément et évidemment, pour promouvoir un État autoritaire et tout-puissant. À défaut d'argument pour défendre l'indéfendable, ils utiliseront en vrac l'injure et le dénigrement, la calomnie et l'invective, le mensonge et la mystification, ces sous-produits de leur dialectique.

À l'occasion des élections présidentielles françaises, les anarchistes ont pu mesurer l'influence grandissante des marxistes parmi eux et, par conséquent, l'effacement relatif de leur idéal de liberté et d'égalité. Alors que la différence entre les deux candidats restés en lice au deuxième tour ne dépassait pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette, alors que l'un était aussi malhonnête que l'autre, que l'un était aussi autocrate que l'autre, aussi menteur, voleur, exploiteur, profiteur ou répressif, des groupes anarchistes ont proclamé la démocratie en danger et appelé à faire barrage à l'un plutôt qu'à l'autre. Le vote anarchiste allait abattre le fascisme et, évidemment et forcément, mettre en selle son frère jumeau sous les applaudissements du peuple en liesse. Des mathématiques très modernes et rénovées étaient appelées à la rescousse pour les besoins de la démonstration. On nous assurait que, recueillant 80 % des suffrages, le candidat soutenu par les anarcho-bolcheviks serait moins bien élu qu'avec 60 %… On en reste encore baba. Mais la grande philosophie mène à tout, depuis la logique jusqu'à son contraire. L'objectif n'était évidemment pas de convaincre les anarchistes des mérites de l'un des candidats, mais de les amener à voter. Car le vote n'est pas seulement un choix, c'est aussi un geste d'adhésion, une approbation, un consentement. Ainsi, des anarchistes allaient reconnaître l'État, ses pompes et ses œuvres. D'un vote hésitant, on passerait à des prises de position plus décidées sur l'évolution de la société, sur une adaptation nécessaire aux impératifs nouveaux de la modernité, sur la hiérarchie de l'égalité et la relativité de la liberté, et enfin sur le rôle régulateur de l'État parfois démocratiquement élitiste et répressif. La réflexion forme les convictions et, après un petit pas timide dans un bureau de vote, on pourra tenter une enjambée plus hardie du côté d'un parti politique avant de faire le grand saut vers le paradis de l'État marxiste, son goulag et son knout.

Mais la leçon de l'élection présidentielle fut d'abord et uniquement donnée par le spectacle de la publicité et de la propagande des médias. L'élu fut d'abord et uniquement le candidat des médias. Le secret de la majorité stalinienne n'est nullement la peur ou l'attachement à une personne ou l'indifférence ou la sottise ou le bourrage des urnes, c'est seulement le résultat d'une campagne publicitaire unilatérale. C'est ainsi qu'à l'occasion de l'élection présidentielle, les dessous de la démocratie parlementaire ont été dévoilés. Ils ne sont pas des plus affriolants même s'ils sont tout à fait conformes aux appréhensions des anarchistes. Après cela, il faut être bien sot pour ne pas avoir tout compris de l'escroquerie électorale.

L'anarcho-bolchevik est facile à identifier. Il est parfois mais pas toujours issu du parti communiste ; il est un peu paumé et déboussolé, dégoûté et réactionnaire, nostalgique et amer. Souvent fonctionnaire du type enseignant, il est autoritaire et frustré mais loyal envers l'État qui le nourrit, l'abrite et le paie. Intellectuel et élitiste, entraîné par sa fonction à punir, il est un peu méprisant envers le populo et jaloux de ses privilèges qu'il assimile à la juste rétribution de sa supériorité. Mains blanches et œil sombre, il ne peut manquer de détonner dans le cercle égalitaire et solidaire des anarchistes. Mais, comme ces derniers répugnent à exclure, ils le subissent avec ses discours, ses fulminations, son État-poulailler, ses humeurs et ses colères. L'anarcho-bolchevik ne serait qu'ennuyeux s'il n'inclinait à monopoliser la parole, à ergoter, à chicaner et à accabler ses interlocuteurs de ses moqueries condescendantes. Lorsqu'il arrive à se faire épauler d'un congénère, l'anarcho-bolchevik, déjà naturellement dominateur, devient vite insupportable et même dangereux.

Si les adaptations successives de la doctrine par le parti communiste ne lui conviennent pas, s'il considère les actualisations et relectures scientifiques du marxisme comme des apostasies, s'il estime contrairement à l'enseignement de Marx lui-même que le dogme est intangible et valable en tout temps et en tous lieux, le marxiste déçu pourrait rejoindre l'une ou l'autre de ces nombreuses officines de déprimés communistes, socialistes, synarchiques, trotskistes ou autres qui pullulent comme des pucerons, se créent sans cesse, disparaissent aussi vite pour reparaître ailleurs avant d'éclater en schismes antagonistes plus marxistes les uns que les autres. Nul doute qu'il y trouverait à satisfaire son trop-plein d'idéal et d'amertume. Les éclats de voix ainsi que les bagarres qui s'y déroulent et dont les échos animent le voisinage prouvent en tout cas la vitalité des protagonistes et l'entraînement de l'élite à préparer le Grand Soir. Mais certains d'entre ces purs ne trouvent nulle part un public à leur niveau, assez évolué pour les comprendre, pour les applaudir et les suivre. Vagabondant de groupes en associations, cherchant sans jamais trouver, ils aboutissent finalement chez les anarchistes qu'ils tentent de pervertir et de rallier à une idéologie sans avenir dont les faits et la raison ont depuis longtemps prouvé l'inanité.

Pour limiter la pollution engendrée par ces entristes plus ou moins marxistes, dissidents ou orthodoxes, dogmatiques ou utopistes, les anarchistes devraient prendre des mesures de prophylaxie élémentaires. Un groupe anarchiste n'est pas un bazar où n'importe qui vient faire son marché en écrasant les pieds des autres chalands. Pour être accueilli, le récipiendaire devrait montrer qu'il adhère au moins à l'éthique commune. Comme les anarchistes sont ombrageux et de sensibilités très variées, des nuances pourraient s'exprimer de groupes à groupes dans le respect de l'humanisme anarchiste. On y affirmerait par exemple le principe d'égalité de liberté dont découlent l'anticapitalisme, l'antiautoritarisme et toute la philosophie anarchiste ; le refus de tout réformisme, cette collaboration contre-nature avec l'ennemi de classe ; et un appel à la Révolution perpétuelle et permanente, dirigée contre toute autorité et d'abord contre les répressions, les contraintes, les injustices et les crimes de l'État dont l'anéantissement nécessaire annoncera l'avènement d'une société sans hiérarchie, d'une société de liberté, d'égalité et de solidarité.

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