lundi 12 février 2018

Anarchistes  vs  libertaires

La thèse des politiciens est bien connue : le monde est dominé par les multinationales qui empiètent sur les prérogatives des États et diminuent leur puissance. Pour le bonheur de l'humanité, il convient donc de rogner les ailes de ces vilains corbeaux et d'accroître les pouvoirs des États et des politiciens. Ainsi, sans multinationale mais avec un gros État fort et omnipotent, le peuple sera heureux.

On se rappellera toutefois qu'un État dispose de pouvoirs qu'aucune multinationale ne rêve même d'exercer. Un État décide, contrôle et contraint ; il se maintient par sa police ; il punit par amende, prison, travail forcé, peine de mort qu'il abolit ou rétablit à son gré ; il asservit les plus pauvres qu'il dépouille par l'impôt ; il est l'émanation des nantis dont il sert les intérêts ; il fait la guerre à ses voisins avec le sang du peuple ; il est enfin la béquille qui soutient les multinationales qu'il dénonce avec hypocrisie et qui, sans lui, ses faveurs, son assistance et ses pouvoirs de coercition, s'effondreraient sans rémission.

Ce que veut l'État, c'est toujours plus. Aujourd'hui, au nom de la lutte contre le terrorisme et le contrôle des multinationales, alors que le terrorisme est l'essence même de son gouvernement et qu'il est le premier capitaliste accapareur de richesses, il vise à s'insinuer plus encore dans l'intimité privée et la vie publique pour mieux les régenter, mieux museler les révoltés et accroître sa part du gâteau économique.

La différence d'échelle est flagrante. La plus grande multinationale du monde occupe moins de six cent mille personnes tandis qu'un État aussi petit que la Belgique par exemple, tellement minuscule qu'il apparaît à peine sur la sphère terrestre, dispose d'une armée de près d'un million de fonctionnaires dévoués. La France en a cinq millions et les États-Unis plusieurs dizaines de millions. Les multinationales ne sont que des tentacules qui projettent la puissance de leur État hors de ses frontières.

Le discours des politiciens a cependant réussi à jeter le trouble dans la société et même dans les rangs des anarchistes désormais divisés en libertaires rouges et anarchistes noirs. Les Rouges sont réformistes et clouent les multinationales au pilori. Ils militent aux côtés des marxistes pour donner à l'État les moyens d'asseoir son hégémonie au sommet de la société de classes. Les Noirs restent ce qu'ils ont toujours été : des révolutionnaires combattant pour l'égalité de liberté en solidarité avec les opprimés, pour l'anéantissement de tous les pouvoirs, de tous les États, et l'avènement d'une société sans hiérarchie.

L'histoire avait déjà cuisiné un brouet similaire tout aussi indigeste.

Au plus fort de la Grande Guerre, en 1916, alors que la victoire hésitait mais semblait pencher du côté de l'Allemagne, Pierre Kropotkine et quinze anarchistes incontestables, lançaient un appel en faveur de la France, pays de la Révolution et des droits de l'Homme, et appelaient à l'écrasement de l'Allemagne féodale et impérialiste.

Non, dit Malatesta suivi par la grande masse des anarchistes, nous sommes antimilitaristes et internationalistes. Les anarchistes ne font pas la guerre. Ils font la révolution. Les peuples s'entre-tuent pour une cause qui ne les concerne pas. Ils se déchirent et s'assassinent pour assouvir une rivalité entre la France et l'Allemagne, pour flatter l'appétit de puissance des nantis, leurs oppresseurs. Si la France gagne la guerre, les anarchistes feront la révolution contre le gouvernement franco-français. Si l'Allemagne gagne la guerre et installe un gouvernement à Paris, les anarchistes feront la révolution contre ce gouvernement franco-germain.

Aujourd'hui, les libertaires rouges se trompent de combat. Ils ont pris parti dans une querelle qui ne les concerne pas. Les multinationales ? Combien de divisions ? aurait demandé Staline-le-Rouge. Mais ces libertaires égarés ont foi dans les missions de l'État. Ils appellent à l'écrasement des multinationales-souris et à la domination des États-mammouths. Ils auront les unes et les autres. Ils seront les jouets des unes et les esclaves des autres. Les multinationales et les États s'entendront pour leur clouer le bec.

Dans les manifestations anarchistes, les drapeaux rouges côtoient désormais les drapeaux noirs. Beaucoup d'entre eux, les plus nombreux, sont aux deux couleurs. Ils ne sont donc ni rouge ni noir. On ne sait s'il s'agit d'un carnaval ou du défilé des emblèmes d'un club sportif.

Le poison s'est infiltré partout, même dans la presse anarchiste. Ses journaux sont devenus bien pensants, réformistes dans la ligne du pouvoir. On ne compte plus les articles sur le devoir des États en matière de transport ou d'enseignement ou de subsides aux associations ou de protection des biens, sur la légalité à respecter, sur l'ordre public, sur les méchants casseurs car les libertaires new-look sont sages : ils remplissent leur devoir électoral et rentrent ponctuellement leur formulaire de recensement. Ils ont relégué la polémique au placard et l'impertinence au vestiaire. Décidément, le caviar réformiste adoucit les dents les plus dures et les plus pointues. Ce porc-épic n'était qu'un lapin. La guimauve a remplacé le poivre noir. On fait passer le pain bis avec de la confiture. Quant à la révolution et à la mission historique de l'anarchie ? nos libertaires en massepain tolèrent encore leur mention rhétorique mais le plus souvent ils s'en saisissent pour les étouffer sous un coussin.

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