lundi 22 janvier 2018

Petit conte oriental

Il était une fois, dans un pays lointain, un petit garçon aux grands yeux noirs. Il avait six ans et il travaillait douze heures par jour dans un sombre atelier très poussiéreux.

Survinrent des anarchistes qui venaient du pays de la liberté. Ils voyageaient de par le monde pour étudier les normes sociales et les systèmes d'oppression des contrées qu'ils traversaient.

Ils aperçurent le petit garçon qui travaillait. Ils s'approchèrent et lui demandèrent :

- Petit garçon aux grands yeux noirs, ne préférerais-tu pas jouer avec tes petits camarades plutôt que de travailler dans ce sombre atelier très poussiéreux ?

- Non ! Je préfère travailler ! répondit le petit garçon qui avait bien appris sa leçon.

Même si, au premier abord, les anarchistes furent un peu surpris par la réponse qu'on leur faisait, ils restèrent confiants dans leurs facultés d'analyse. Ils savaient de longue date que la dialectique élève l'esprit vers les cimes tandis que la précipitation obscurcit la pensée. Ils s'arrêtèrent donc pour réfléchir. Après quelques jours de palabre, ils triomphèrent enfin de leurs contradictions en démontrant que l'intelligence doit être subordonnée à la tolérance, que celle-ci vient du cœur tandis que celle-là suinte d'un nerf vil, que la liberté est propre à la personne et qu'elle peut prendre des formes singulières selon les tempéraments et les cultures, que le sentiment perçoit des vérités que l'esprit ne peut appréhender. En conséquence, ils décrétèrent qu'il convient toujours de respecter l'opinion de l'autre même, et surtout, quand on ne la comprend pas. Et ils louèrent la profonde sagesse de ce pays qui donnait aux petits garçons de six ans la liberté de travailler douze heures par jour dans de sombres ateliers très poussiéreux.

* * *

De retour dans le pays de la liberté, les anarchistes remarquèrent bientôt que des jeunes filles allaient à l'école la tête couverte d'un voile disgracieux.

Alors que, de tradition immémoriale, les jeunes filles en fleurs au bord de l'adolescence rivalisent de ruses pour séduire les garçons qui bourdonnent autour d'elles, qu'elles ornent leurs corps juvéniles de bracelets et de bijoux pour mieux les attirer, qu'elles habillent leur jeunesse des couleurs du printemps, les anarchistes observaient curieusement que certaines allaient sans goût, dissimulant sous un voile disgracieux ce que les autres s'ingéniaient à montrer.

Ils s'approchèrent de l'une d'entre elles et lui demandèrent :

- Jolie jeune fille, ne préférerais-tu pas aller à l'école en souriant aux garçons de ton âge dans des atours attrayants plutôt que d'aller la tête couverte de ce voile disgracieux ?

- Non ! Je préfère être une sainte-nitouche et aller à l'école la tête couverte de ce voile disgracieux ! répondit la jolie jeune fille qui avait bien appris sa leçon.

Même si, au premier abord, les anarchistes furent un peu surpris par la réponse qu'on leur faisait, ils restèrent confiants dans leurs facultés d'analyse. Ils s'arrêtèrent pour réfléchir afin de décider en connaissance de cause. Ils savaient déjà que l'intelligence doit être subordonnée à la tolérance et c'est pourquoi leur palabre ne dura que quelques heures. Ils conclurent donc rapidement que, comme le berger porte l'agneau tremblant au passage d'un ruisseau torrentueux, la tolérance assiste et fortifie l'intelligence lorsqu'elle doute devant un obstacle redoutable. Ils en déduisirent logiquement qu'il convient toujours de respecter l'opinion de l'autre même, et surtout, quand on ne la comprend pas. Et ils louèrent la profonde sagesse de leur pays qui donnait aux jeunes filles en fleurs la liberté d'être des saintes-nitouches et d'aller à l'école la tête couverte d'un voile disgracieux.

* * *

Quelques années plus tard, toutes les filles du pays de la liberté durent aller à l'école la tête couverte d'un voile disgracieux. Quant aux petits garçons, ils travaillaient tous douze heures par jour dans de sombres ateliers très poussiéreux.

De leur côté, les anarchistes ne disaient rien. Ils ne disaient plus rien depuis qu'on leur avait coupé la langue.


Aucun commentaire: